Les enseignants reconnaissent majoritairement que la créativité est une qualité et une compétence importante pour la vie quotidienne et la réussite professionnelle. Mais paradoxalement, ils ont aussi tendance à penser que l’école n’est pas l’endroit où ce potentiel peut être développé où du moins, ils ne voient pas comment c’est envisageable lorsqu’ils enseignent face à une classe de 30 collégiens ou 35 lycéens pour un cours fondamental (par exemple Histoire/Géographie, français … ), et qu’ils doivent répondre à des contraintes des programmes à finir et/ou des échéances d’un examen.

Dès lors, comment l’enseignant peut-il concevoir un environnement scolaire qui puisse être porteur de créativité ?

A.  L’enseignant et les paradoxes de la créativité

Peut-être avez vous regardé les vidéos TED ces derniers temps, ou peut-être que vous avez lu les articles de certains chercheurs (Dacey & Lennon, 1998 ; Robinson, 2011) qui vont jusqu’à dire que l’environnement scolaire « tue » la créativité. Au-delà de cette affirmation plutôt catégorique et franchement excessive, force est de reconnaître qu’il existe un certain nombre de contradictions lorsque l’on cherche à faire converger le processus créatif et les apprentissages en milieu scolaire. On peut en effet les résumer ainsi :

Paradoxe 1 : les attentes des systèmes scolaires se concentrent principalement sur l’apprentissage de principes fondamentaux, sur leur mémorisation et sur une évaluation qui cible des performances, ce qui revient souvent à favoriser chez les élèves un comportement “dans la norme” plutôt que « out of the box ».

Paradoxe 2 : les comportements associés aux individus créatifs, et notamment la notion de prise de risques et les comportements extravertis qui sont associés à la créativité, paraissent inappropriés au contexte scolaire. Il paraît évident qu’étant donné la conjoncture du système, les enseignants tendent à ne pas valoriser ces comportements.

Paradoxe 3 : les compétences et disciplines que les programmes appellent « les fondamentaux » (lire-écrire-compter ; Français-Langues-Mathématiques) sont présentées distinctement des compétences et disciplines considérées comme « créatives ». La créativité se trouve alors cloisonnée et parfois même reléguée à l’extérieur du milieu scolaire, surtout à partir du Cycle 4 et au Lycée.

L’injonction faite alors au professeur de former ses élèves à la créativité devient un véritable dilemme qui le laisse le plus souvent démuni. Dépasser ces paradoxes représente ainsi un enjeu de taille pour l’enseignant du XXIe siècle, mais c’est un enjeu nécessaire au regard de la société dans laquelle évoluent aujourd’hui les élèves qui lui sont confiés. Par ailleurs, il est reconnu que l’environnement scolaire peut tout à fait valoriser ou au contraire mettre en veille les capacités créatives auxquelles sont reconnues de nombreuses vertus, que ce soit en termes de collaboration et d’échanges entre pairs, en termes de motivation et d’intérêt pour les jeunes.

B. La créativité en classe mise au claire

 

En creusant davantage pour comprendre les fondements de ces situations contradictoires, on s’aperçoit que les paradoxes précédents reposent beaucoup sur des malentendus autour de la notion de créativité. La complexité de cette notion a généré au fil des années des confusions, que l’on peut tenter de clarifier à la lumière des travaux les plus récents. Un article de notre site est consacré à la présentation d’une définition actualisée de la créativité et un autre à la façon dont elle se développe et continue de se développer de l’enfance à l’âge adulte. Ce ne sont pas directement ces éléments qui nous intéressent ici mais plutôt les concepts qui, dans le milieu scolaire et l’environnement de la classe au quotidien leur sont associés.

1.  Les représentations naïves de la créativité

On appelle « naïves » les représentations d’une notion ou d’un concept que l’on se fabrique de façon implicite. Lorsqu’il s’agit de la créativité, de très nombreuses représentations naïves, complètement erronées, peuvent être relevées. Par exemple, avez vous déjà entendu dire que la créativité est innée ? Qu’elle ne s’apprend pas ? Qu’elle se manifeste seulement chez les génies ?

Ces représentation naïves ont été véhiculées par une définition de la créativité que chacun s’est approprié au fur et à mesure,  mais aussi à cause d’une difficulté de dialogue et d’échange des représentations entre les professeurs, les élèves ou encore les chercheurs.

 

Exemple de quelques mythes à dé-mystifier :

  • Pour un enseignant, la créativité reste fortement associée à des individualités, à la personnalité d’un élève, ainsi qu’à la capacité de génération de productions originales ponctuelles. D’ailleurs, à moins d’être spécialiste des domaines créatifs ou un amateur d’arts, la définition de la créativité, les compétences nécessaires à son expression, et la manière dont elle peut être stimulée restent floues. Alors même s’il pense qu’elle est une qualité et une compétence importante, l’enseignant a tendance à donner à la créativité une place secondaire dans son enseignement (sauf pour les disciplines proprement créatives), et pourtant les chercheurs ont montré que des processus généraux permettent l’apprentissage chez chacun
  • Aujourd’hui, les chercheurs considèrent que la créativité est un processus mobilisant des mécanismes cognitifs faisant partie du fonctionnant cognitif général (fonctions exécutives) de l’individu. Autrement dit, les fonctions qui sous-tendent la créativité ne sont pas spécifiques à cette compétence. Les modèles cognitifs et les études actuelles ont mis en évidence à de nombreuses reprises que la créativité peut s’apprendre, et peut être l’objet d’un apprentissage en classe.
  • Enfin, il faut ajouter que les élèves eux-mêmes partagent souvent la représentation des enseignants, et ne sont pas conscients de la créativité dont ils sont capables de faire preuve lorsqu’ils proposent des solutions à un problème posé. Que se passerait-il s’ils prenaient conscience de leurs compétences … ?

Ainsi, les compétences que les chercheurs associent aux individus créatifs représentent, pour l’enseignant, des comportements bien souvent (mais pas toujours!) inappropriés au contexte scolaire. Cette dissociation peut créer une situation complexe dans laquelle les élèves éprouvent des difficultés à se retrouver (Kettel & al., 2018), et à exprimer des compétences non scolaires.

 

2. Les degrés d’expression de la créativité

Pour concilier les représentations des chercheurs et celles des enseignants, il semble important de cibler des actions à partir des facettes qui englobent tout le processus créatif et qui sont abordables et exploitables en classe, concrètement, dans le quotidien des professeurs et de leurs élèves à l’école.

Si l’on sait que la créativité existe chez tous les individus, qu’elle peut se développer au fil du temps et des apprentissages, on ne peut pas méconnaître qu’elle se manifeste à différents degrés selon les individus et les situations. Ce qu’il faut retenir de cette approche par niveau d’expression, c’est que pour un enseignant, celle que l’on appelle la créativité ordinaire (Gardner 2009) est celle que le professeur peut intégrer dans ses dispositifs pédagogiques. Par exemple, aucun professeur de Lettres ne cherche à ce que ses élèves de 5e ou de Seconde deviennent de futurs grands écrivains (ce qui ne veut pas dire que certains ne le deviendront pas !), mais tous considèrent en revanche qu’ils peuvent et doivent développer chez tous leurs élèves des compétences et des capacités d’écriture. L’individu « créateur » n’a pas besoin d’être un génie pour exprimer sa créativité, et le professeur n’a pas non plus besoin d’être lui-même « créateur » dans un domaine pour enseigner et motiver ses élèves à faire preuve d’imagination et de créativité, de nombreuses études l’ont déjà montré.

La question n’est donc plus de savoir si la créativité doit ou non avoir une place dans le milieu scolaire mais plutôt de déterminer quand et comment un professeur peut favoriser le développement de la créativité chez ses élèves.

C. Processus créatif et pédagogie transversale

 

Dépasser les paradoxes éducatifs de la créativité, cela revient donc à comprendre cette notion dans sa dimension non linéaire, et comme un processus faits de différentes étapes et composantes, sans chercher à tout prix à traiter tout en même temps.

 

1.  Développer ses compétences transversales

Le cloisonnement disciplinaire n’a pas lieu d’être à partir du moment où l’on reconnaît dans le processus créatif un processus s’appuyant sur des mécanismes cognitifs généraux de l’être humain, et qui développe chez l’individu des attitudes, des comportements et des formes de raisonnements qui sont transférables et généralisables non seulement à l’ensemble des disciplines mais également en dehors du milieu scolaire. Ne pas être dérouté face à une résolution de problème, garder un esprit ouvert et curieux, être autonome et faire preuve d’esprit critique, être capable de s’auto-évaluer et de connaître ses forces et ses faiblesses, oser prendre une initiative, prendre le risque de se tromper… la liste est loin d’être exhaustive, et développer la créativité dans le milieu scolaire devient alors bien moins problématique !

Il s’agit bien d’envisager la créativité de façon transversale si l’on veut la marier heureusement aux apprentissages, pour construire, dans le milieu scolaire, un environnement favorable à la créativité sans pour autant mettre à bas le fonctionnement des classes et la nécessité d’un cadre.

2. Développer les connexions entre les savoirs

Si l’on est bien d’accord que l’environnement scolaire a le potentiel soit de valoriser soit de minimiser le développement de la créativité chez les jeunes, il faut alors aussi admettre qu’il doit y avoir des temps pour l’apprendre et l’exprimer, et d’autres où elle a moins sa place. Pour un professeur, développer la créativité de ses élèves ce n’est pas simplement leur apprendre à savoir bien dessiner ou à pouvoir donner un maximum d’idées originales pour résoudre un problème inédit. Il s’agit de construire avec eux la reconnaissance de ce qui est créatif et surtout l’importance du contexte dans lequel se manifeste et s’exprime la créativité.

Sans entrer ici dans les débat houleux et polémiques associés au terme d’« évaluation », c’est bien une forme de celle-ci qu’assume le professeur qui cherche à développer la créativité de ses élèves. L’enseignant, quelle que soit la discipline qu’il enseigne, a une position qui lui offre la possibilité de faire systématiquement un retour à ses élèves lorsqu’ils expriment leur créativité. L’environnement favorable à la créativité repose alors sur la construction avec l’élève d’une compréhension de ses différents savoirs, cherche à l’aider à développer sa capacité à mesurer la pertinence de ses choix (la fameuse étape de « vérification » du processus créatif). Ces retours lui permettent de comprendre ce qui relève ou non de la créativité dans ce qu’il produit ou expérimente, et ainsi d’avancer en sachant dans quelle direction il doit aller.

Dans les prochains articles que nous posterons, nous tenterons d’éclairer la manière dont les enseignants peuvent mettre en place un climat qui favorise l’expression de la créativité de chacun, ainsi que la manière dont il peut adapter ses évaluations pour favoriser la prise de risque et la créativité des élèves dans différentes matières. Si vous souhaitez participer à la rédaction de ces articles, n’hésitez pas à nous le faire savoir 🙂

Pour conclure … 

 

Si les rapports entre le monde de l’enseignement et la créativité rencontrent encore certaines résistances dues à certains paradoxes, envisager la complexité du processus créatif comme une source de richesse et de points d’appuis pour une pédagogie innovante permet de dépasser ces oppositions.

Et surtout, que vous soyez enseignant ou élève, nous espérons que cet article vous a permis de comprendre qu’il existe, dans tout ce que vous faites déjà, des démarches profondément créatives ! Un peu comme Monsieur Jourdain du Bourgeois Gentilhomme de Molière, vous avez depuis longtemps des pratiques créatives sans le savoir !

Nous sommes tous créatifs (même si nous ne le sommes pas tous au même degré), alors osons partager nos expériences et nos dispositifs pédagogiques ! N’hésitez pas à commenter cet article sur notre site, en donnant des exemples d’ateliers que vous faites ou que vous aimeriez faire avec vos élèves !

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